Ecole: comment nos enfants apprennent-ils?

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Pourquoi certains sont brillants à l’école quand d’autres en bavent pour avoir tout juste la moyenne ? Est-ce une question d’intelligence, de gènes ? Et les cancres le resteront-ils toujours ? André Giordan, directeur du laboratoire de didactique et d’épistémologie des sciences à l’Université de Genève, travaille depuis des années sur « l’apprendre», c’est-à-dire les processus d’appropriation du savoir. Il nous donne quelques clés pour y voir plus clair…Côté Mômes : Dès la naissance, l’enfant passe par différents stades de développement psychologique. Sont-ce là les seuls pré-requis de l’apprentissage ?

André Giordan : Les principaux apprentissages se font entre 6 et 18 mois, notamment en ce qui concerne la coordination des mouvements et l’initiation aux langues. Mais à cet âge-là (et même avant) se construit aussi le désir d’apprendre : c’est un élément très important, car il conditionne toute la suite. Je dis parfois par provocation que ce désir se développe avec la manière dont on lui donne le sein ou le biberon : si vous vous précipitez sur le bébé dès qu’il crie, vous allez l’étouffer, si vous le laissez pleurer des heures, vous allez le frustrer… C’est pour cela que les parents et le personnel qui s’occupe de la petite enfance devraient être particulièrement bien (in)formés ! Quand, plus tard, l’enfant « bloque » à l’école,  c’est souvent parce que son désir d’apprendre s’est évanoui. Cela peut provenir de grosses difficultés familiales, mais aussi de parents qui se focalisent trop sur un domaine (les livres par exemple) ou une maîtresse qui décourage, qui fait perdre confiance en soi.5431

Apprentissage de la lecture : des compétences bien avant 6 ans

CM : Certains bébés développent plus la marche, d’autres le langage, mais ils se rejoignent tous vers 5- 6 ans. Est-ce pour cela que les apprentissages tels l’écriture, la lecture et le calcul ne commencent pas avant ?

AG : Ne pas apprendre à lire avant six ans est uniquement lié au fait qu’avant, on n’entrait pas à l’école avant six ans… Cela fait des années que la maternelle existe, mais il n’y a pas eu de remise en cause pour autant. Pour moi, un enfant peut apprendre à lire dès 4 ans et une langue étrangère dès 3 ans. D’ailleurs à cet âge, un enfant met trois mois à parler une langue étrangère, alors qu’en commençant en 6e, on galère pendant des années sans même souvent y arriver. Je milite pour ce changement depuis trente ans, mais, les profs de CP ont peur qu’on leur « pique » leur « beau » rôle… Alors, quand je dis en plus que les enfants peuvent apprendre à lire hors l’école si les parents cherchaient un peu à s’intéresser comment faire, c’est l’émeute !5432

Apprendre à apprendre : comment ça marche ?

 Encadré : Les pré-requis de l’apprentissage
Jean Piaget (1896-1980), psychologue, biologiste, logicien et épistémologue suisse, a révolutionné la psychologie du développement. Il a ainsi établi que chaque individu passe par plusieurs stades de développement, dont les deux premiers sont le stade de l’intelligence sensori-motrice, de la naissance à environ 2 ans, qui s’achève avec l’accès au langage ; puis le stade de l’intelligence préopératoire, d’environ 2 à 6 ans, comprenant la maîtrise du langage, l’imitation différée, le jeu symbolique (faire semblant) et le dessin. Pour lui, l’imitation correspond à l’un des moyens qu’a le jeune enfant pour apprendre, parce que c’est en imitant les plus grands que l’enfant gravera les différentes conduites dans un contexte approprié – cette fonction est valable jusqu’à 18 mois environ. Piaget a aussi montré que l’action et la manipulation étaient indispensables à la construction de la pensée de l’enfant et que les échanges entre pairs dynamisaient les apprentissages sociaux et culturels.

CM : Depuis Antoine de la Garanderie, on sait que chacun de nous utilise un canal préférentiel (la vue, l’ouïe ou les sensations) pour percevoir les messages extérieurs (voir encadré). Est-ce pris en compte par les enseignants du primaire ?

AG : Pas officiellement. Certains IUFM en parlent, certains profs sont allés chercher d’eux-mêmes, mais seul APA, un courant pédagogique suisse, y fait systématiquement référence (créé par Marie-Louise Zimmermann). Ceci pose évidement la question de la formation des enseignants en France, pour laquelle il n’y pas eu de grande réflexion depuis des années.
 

CM : En plus du canal préférentiel, de quoi faut-il tenir compte pour apprendre quelque chose à un enfant ?

AG : De son désir, de sa personne, de son regard sur le monde, de ses peurs, de ses angoisses… Pour pouvoir enseigner en tenant compte de tous ces paramètres, les profs devraient avoir une formation en psychologie, en anthropologie, en philosophie. La question des valeurs, fondamentale, n’est jamais abordée à l’école. Côté parents, je crois qu’il faudrait un permis pour avoir des enfants ! Délivré sous conditions d’avoir du temps pour eux, de regarder comment ils fonctionnent, d’aller chercher des ressources… Après, on a tous droit à l’erreur, moi le premier avec ma fille. Du moment qu’on apprend ensuite de ses erreurs !

Des profils d’apprentissage différents

 A chacun sa dominante
Pour percevoir les messages venant de l’extérieur, les hommes utilisent trois canaux de communication : la vue, l’ouïe ou les sensations, et consciemment ou pas, privilégient l’un d’entre eux. A partir de là, on classe les personnes suivant leur dominante, en trois catégories : les auditifs, les visuels et les kinesthésiques. Les visuels s’ouvrent au monde par la vue, les kinesthésiques par le geste, et les auditifs par l’ouïe. Pour Jean-François Michel (in Les 7 profils d’apprentissage, Ed. d’Organisation, 2005), « les visuels ont besoin de voir les choses, d’avoir des graphiques, des couleurs. Ils auront toutes les peines du monde à comprendre un cours où le professeur, le formateur ne fait que parler. Par contre les élèves qui enregistrent l’information, principalement par le mode auditif, seront très à l’aise. Les kinesthésiques, eux, ont besoin d’un ressenti, d’apprendre en faisant, de comprendre le pourquoi des choses. C’est l’une des raisons pour lesquelles on trouve beaucoup de personnes de ce profil dans les métiers manuels. Cette population est plus exposée au processus d’échec scolaire. Mais attention ! Ce n’est pas parce qu’une personne a un profil kinesthésique qu’elle est destinée à être cancre ou à faire un métier manuel ».

CM : Comment déterminer le profil d’un enfant ?

AG : La première chose à faire, comme dirait Montaigne, c’est de commencer par le « laisser trotter devant soi » : ainsi on peut voir son allure et s’adapter. Des tests existent aussi, j’en ai d’ailleurs mis un au point pour les enfants qui est paru dans le magazine Ca m’intéresse en mai 2008. Il s’agit d’établir par exemple comment on se souvient de ses dernières vacances : est-ce qu’on les voit comme un film dans sa tête, est-ce qu’on a des sensations en y songeant, est-ce qu’on entend des mots plutôt ? Ce test établit aussi des nuances, par exemple si un kinesthésique préfère plutôt manipuler ou ressentir. Aujourd’hui, malgré tout leur intérêt pour adapter la manière dont on apprend à un enfant, ces tests ne sont pas encore réalisés dans les écoles. De même, des pédagogues comme Binet, Freinet, Decroly ou Montessori ne sont encore que très peu (re)connus. Informer les parents prend du temps, et le système éducatif français décourage les enseignants. Mais c’est possible : je travaille actuellement sur un programme avec le gouvernement chinois pour former à cette approche vingt millions de maîtres !

CM : Existe-il des méthodes pour apprendre en fonction de son profil ?

AG :
Il n’y a pas de méthodes mais des possibles, que je détaille dans mon livre Apprendre !, paru en 1998 chez Belin. Un enfant précoce, par exemple, doit travailler la coordination pour éviter de rejoindre les deux tiers de précoces en échec scolaire. Il faut que ses parents insistent à fond sur son organisation, sur le rangement de sa chambre : ainsi, il ne se réfugiera pas tout le temps dans l’intellect, ce qui pourrait lui faire perdre conscience de son corps et donc générer des troubles. Autre chose : les parents ne doivent pas être trop focalisés sur les apparences et sur les notes, mais regarder les potentialités de l’enfant, comment il réagit dans la vie.

L’école, le meilleur endroit pour apprendre ?

 Livres sur l’« apprendre » pour les parents…
 Une autre école pour nos enfants ?, A. Giordan, Delagrave, 2002

Apprendre !, A. Giordan, Belin, 1998, réédité en 2002

Accompagner l’enfant précoce, A. Giordan et M. Binda, Delagrave, 2006

…et pour les enfants

Coach Collège, J. Saltet et A. Giordan, Play bac, 2006

Apprendre à apprendre, A. Giordan et J. Saltet, Librio, 2007

CM : De quoi souffre l’enseignement ? Que doit-on changer avant tout ?

AG : S’il y a un message à faire passer, c’est d’apprendre aux enfants à apprendre par eux-mêmes. Trop souvent,  les profs se placent en position frontale face aux enfants : ils pensent que leur métier, c’est de répondre aux questions. Non ! Il faut toujours « pousser » les élèves à chercher les réponses, sinon il y a risque de ne développer que des connaissances qui serviront aux examens, pas à affronter le monde, et ça, c’est terrible. L’autre problème, c’est qu’en décomposant le savoir en de multiples parties comme on le fait par exemple pour une opération mathématique, on perd le sens. Pour moi, il existe un certain nombre de paramètres facilitateurs à l’apprentissage. L’élève apprend si : il est interpellé, motivé, passionné par ce qu’il fait ; s’il trouve des « plus » à ce qu’on lui apprend (le plaisir, l’utilité, le sens…) ; s’il a confiance en lui ; s’il prend appui sur ses conceptions mais peut aussi se lâcher ; s’il crée des liens entre les apprentissages et ancre les données ; si on lui donne des aides à penser (analogies, symboles, schémas, métaphores…) ; s’il se confronte (aux autres, à la réalité, aux informations), s’il a conscience du savoir (intérêt, structure, processus…), et s’il peut mobiliser son savoir. Il est important de réagir : aux Etats-Unis, déjà un million de familles ne mettent plus leur enfant à l’école parce qu’il s’y ennuie trop ! En France, plein de bonnes choses se font deci, delà qui ne sont pas mutualisées. Je me bats depuis 30 ans, et je compte bien continuer !

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