Les secrets de famille

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Faut-il dire à votre enfant que vous avez perdu votre travail, fait une fausse couche ou subi une agression ? Quand lui révéler son adoption ? Vaut-il mieux taire tout cela pour lui épargner votre peine ou vos angoisses ? Le secret de famille, ressort dramatique de beaucoup de fictions, n’a rien perdu de son actualité et de sa toxicité au temps d’Internet et de la télé-réalité ! Sachez vous en délivrer.« Quand j’ai perdu mon emploi il y a deux ans, raconte Jean-Philippe, informaticien et père de deux petits garçons, j’en ai été très touché. Pour des questions financières bien sûr mais aussi pour des raisons d’amour-propre. J’avais le sentiment d’avoir failli. J’en ai parlé à ma femme mais nous avons décidé de ne pas le dire aux enfants pour ne pas les perturber. Très vite, l’aîné a fait de plus en plus de difficultés pour aller à l’école. Non seulement c’était la guerre tous les matins pour l’y emmener mais en plus il ne faisait plus rien en classe. C’est son instituteur qui nous a conseillé de lui dire la vérité et effectivement, il a retrouvé rapidement le plaisir d’aller à l’école et de travailler. Aujourd’hui, je cherche toujours un emploi stable mais je parle systématiquement de mes recherches à ma famille. Je n’aurais jamais cru que ce petit mensonge par omission aurait de telles conséquences ! » Et pourtant… Souvent justifié par le désir de préserver son entourage – à commencer par les enfants –, le secret peut faire bien des dégâts.

Quand les secrets minent une famille

« Un secret, ce n’est pas seulement ce qu’on ne dit pas, explique Serge Tisseron, psychiatre, psychanalyste et auteur de nombreux livres sur le sujet (1), c’est aussi quelque chose qu’il est interdit de savoir et bien souvent, cela concerne un événement douloureux ». A ne pas confondre, donc, avec un tabou, qui est l’interdit posé par une civilisation – l’inceste, par exemple – ni avec l’intimité des parents : dans les deux cas, il n’est pas interdit à l’enfant de savoir qu’ils existent, bien au contraire ! « La grande majorité des secrets a toujours concerné la naissance et la mort » rappelle Serge Tisseron. Enfant adultérin, adopté, caché, suicide, maladie honteuse, décès dans des conditions peu avouables… sont des grands classiques du secret de famille.

La violence, l’inceste, l’alcoolisme ou la conduite d’un parent pendant la guerre peuvent aussi être des motifs de secret. Mais tous ne résultent pas d’un événement aussi dramatique. Un secret peut parfaitement naître d’un événement heureux : gagner la super-cagnotte du Loto, par exemple ! « C’est moins l’événement inaugural qui importe que la façon dont il est vécu » explique Serge Tisseron qui établit une distinction entre les « bons » secrets, « ceux qui nous rendent heureux » et les « mauvais », « ceux qui nous rendent malheureux, même s’ils ne sont pas objectivement dramatiques ».

Quelles conséquences?

Le psychiatre répertorie deux types de secrets : ceux que l’on ne veut pas dire – comme celui de Jean-Philippe – et ceux que l’on ne peut pas dire – viol, harcèlement, déportation –, qu’on préfère isoler, oublier, en espérant ainsi atténuer la douleur. « Selon que l’on est dans le premier ou le deuxième cas, les conséquences sur l’enfant seront très différentes, fait remarquer Serge Tisseron. Car celui-ci pressent toujours qu’on lui cache quelque chose. Lorsqu’il pose des questions, dans le premier cas, ses parents vont faire diversion pour ne pas avoir à répondre. Mais dans le deuxième cas, ils peuvent très bien se mettre à pleurer ou se fâcher. L’enfant aura alors le sentiment d’avoir fait une grosse bêtise mais laquelle ? Se sentir ainsi coupable sans savoir de quoi au juste va beaucoup l’insécuriser. » Cette insécurité peut se traduire de diverses façons : difficultés relationnelles, problèmes d’apprentissage, somatisation, comportements étranges pouvant aller jusqu’à évoquer des troubles mentaux…Certains secrets ne posent aucun problème à leurs détenteurs jusqu’à ce que le contexte change. Serge Tisseron cite l’exemple d’une femme dont le dernier enfant n’était pas celui de son mari mais de son amant. Pendant quinze ans, cette situation ne lui avait posé aucun problème jusqu’au moment où, séparée de son mari et ayant renoué avec son amant, elle s’apprêtait à vivre en couple avec celui-ci. Que devait-elle dire à ses enfants : « je vais vivre avec un autre homme » ou « je vais vivre avec cet homme qui est aussi le père du plus jeune d’entre vous » ? Tout à coup, le secret devenait « mauvais ». « Certains secrets se forment parfois de façon quasi-involontaire, précise le thérapeute. Ainsi, lorsqu’un enfant nait par procréation médicalement assistée, ses parents n’ont pas forcément envie de revivre ce difficile parcours et d’en parler. Alors ils font comme si l’enfant était né de façon traditionnelle. Seulement, si le contexte change, si par exemple le père est atteint d’un problème de santé génétique, comment expliquer à l’enfant que lui ne sera jamais atteint car il né d’un donneur ? » C’est ainsi qu’un secret devient une véritable bombe à retardement.

Quand les secrets de famille laissent des traces

On l’a dit, l’enfant pressent toujours qu’on lui cache quelque chose. Non qu’il sache lire les pensées cachées de ses parents ; simplement, le secret « suinte », parfois par d’infimes détails : « le bébé est doué d’une extraordinaire attention à ses parents, explique Serge Tisseron. Il remarque des mouvements du corps, des expressions du visages. Très vite, il est capable de regarder la même chose que l’adulte, de reproduire les mêmes mimiques et attitudes mais aussi de ressentir les mêmes émotions ! » Un film mettant en scène une voiture rouge peut prendre un sens tout particulier pour une femme ayant été agressée par quelqu’un qui conduisait une voiture rouge. L’enfant le perçoit et s’implique, à son insu et à celui de l’adulte, dans se secret dont il ignore tout.Réactions incompréhensibles, émotions disproportionnées, commémorations bizarroïdes, mots bannis du vocabulaire familial, histoire racontée avec une intensité particulière… sont également des indices inconscients donnés à l’enfant. Celui-ci se retrouve alors coupé en deux : « d’un côté, il doit repérer l’existence du secret de manière à ne pas courir le risque de confronter son parent à ce qu’il semble vouloir cacher ; mais d’un autre côté, il est obligé de faire comme s’il n’avait rien vu et rien entendu » écrit Serge Tisseron. Puisque l’enfant ne sait pas et ne peut pas savoir de quoi il s’agit, il ne lui reste plus qu’à l’imaginer. Or, non seulement ce qu’il imagine est souvent bien pire que la réalité mais aussi il se sent responsable, surtout dans les premières années où l’enfant ramène tout à lui-même : « maman est malheureuse et c’est de ma faute ». D’où un sentiment de honte et de culpabilité qui peut perturber durablement l’enfant. D’autant que les enfants ne s’intéressent pas, normalement, à la vie de leurs parents – « ils ont déjà bien assez de choses à régler dans leur vie à eux » dit Serge Tisseron – sauf s’ils les voient malheureux et pensent que c’est de leur faute. Une seule parade : « tu n’y es pour rien ». Il ne s’agit pas nécessairement de raconter en détail l’épisode à l’origine du secret, ce qui pourrait être très violent pour l’enfant mais au moins de dire « oui, je suis parfois triste parce que j’ai vécu quelque chose de très difficile dont je ne peux pas encore te parler (parce que c’est dur pour moi, parce que tu es trop petit…) mais ce n’est pas de ta faute, tu n’y es pour rien ». En soulageant l’enfant de la culpabilité qu’il peut ressentir, on lui permet de se construire loin de ce que le thérapeute appelle « l’ombre portée du secret ».(1) le dernier vient de paraître aux PUF, « Les secrets de famille », Que sais-je ?, 2011, 128 pages, 9 €.

Dévoiler un secret de famille: :le plus tôt est le mieux

Trouver le bon moment peut sembler difficile mais pour Serge Tisseron, il n’y a pas de date ni d’âge à partir duquel un enfant est prêt à recevoir un secret de famille : « le plus tôt possible est le mieux, dès la naissance et même avant. » Cela permet aux parents de s’habituer eux-mêmes à évoquer ce sujet, à trouver les mots pour le dire. Et il est important que l’enfant connaisse ce secret alors qu’il bâtit ses repères. Si sa révélation intervient trop tard, le non-dit a déjà eu le temps de perturber cette construction.Dire suffit-il ? Hélas non. « La vérité n’est pas thérapeutique mais le secret est pathogène, résume Serge Tisseron. De plus, le secret attire le secret : au fil des générations, ce qui était d’abord indicible devient impensable. Sa principale victime n’est pas la vérité mais la curiosité, la communication. C’est par là qu’il faut passer pour neutraliser la charge toxique du secret ». En parler suffisamment pour permettre à l’enfant de poser des questions, d’en parler, d’imaginer, de faire des recherches s’il le souhaite. Et de se réconcilier avec cette partie de lui-même qui lui murmurait les traces du secret.

Secrets d’enfants

Heureusement, tous les secrets ne sont pas aussi lourds que ceux qu’évoque Serge Tisseron. Pour un enfant, le mot de « secret » est bien souvent synonyme de plaisir. Il n’y a qu’à voir avec quel bonheur les petits chuchotent « un secret » à l’oreille de leurs parents ou de leurs copains. Il est d’ailleurs bien rare que celui-ci tienne longtemps : la tentation est si forte de révéler qu’on est le détenteur privilégié d’une vérité cachée ! Surtout quand il s’agit de quelque chose d’aussi agréable que de faire un gâteau d’anniversaire pour papa, par exemple. Aussi, ne le grondez pas s’il vend la mèche, son papa arrivera certainement à feindre la surprise à l’arrivée du gâteau sur la table ! Par la suite, en grandissant, il découvrira que cela peut être bien agréable de garder les secrets qu’on lui confie – et de voir les siens bien gardés. Mais quels qu’ils soient, il devra être suffisamment en confiance avec les adultes qui l’entourent pour partager ceux qui sont trop lourds à porter. Quel que soit le secret, l’enfant doit être son gardien et non son prisonnier.

A lire

• Pour les enfants
-« Le Mystère des graines à bébé », illustrations d’Aurélie Guillerey, Albin Michel, 2008, 40 pages, 10,50 €.
-« Le petit livre pour bien vivre les secrets en famille », Serge Tisseron, Bayard Jeunesse, 2007, 56 pages, 6,90 €
-« Foufours découvre un secret », Gérald et Frédéric Stehr, L’Ecole des loisirs, 2002, 24 pages, 11 €

• Pour les parents
-« Le Murmure des fantômes », Boris Cyrulnik, Odile Jacob, 2003, 260 pages, 21 €
-« Secrets de famille, mode d’emploi », Serge Tisseron, Marabout, 2007, 132 pages, 5,90 €
-« Le Secret de famille », François Vigouroux, Hachette Pluriel, 2010, 6 €

• Du côté de la fiction
-« Eux sur la photo », Hélène Gestern, Arléa, 2011, 274 pages, 19 €
-« Un Secret », Philippe Grimbert, Le Livre de poche, 2007, 184 pages, 5,50 €
-« Dans ma maison sous terre », Chloé Delaume, Le Seuil, 2009, 204 pages, 17 €
-« Lignes de faille », Nancy Huston, J’ai lu, 2011, 384 pages, 7,60 €

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